Comments on the left in Europe in response to Pierre Moscovici's book about French President Sarkozy (in French)


Lettre ouverte à Pierre Moscovici
June 2008

Merci beaucoup pour l’exemplaire dédicacé de ton dernier livre sur le Président Sarkozy, Le liquidateur. Je l’ai lu d’une traite. Je possède déjà une modeste collection de tes œuvres mais celle-là est de loin la meilleure. Sur un ton incisif, phrase après phrase, tu dévoiles le personnage et frappes juste. Tant de livres politiques donnent l’impression d’avoir été rédigés à la truelle. Ton style est celui d’un chirurgien muni de son scalpel.
Avec les livres d’hommes et de femmes politiques français ou sur la politique française, je pourrais ouvrir une petite librairie. En Angleterre comme aux Etats-Unis, les politiques se contentent le plus souvent d’une tribune ou de quelques mots de dénigrement sur leurs opposants chuchotés à l’oreille de journalistes bienveillants. Nous sommes dans la onzième année consécutive de gouvernement travailliste mais il n’est toujours paru aucun livre digne d’intérêt sur l’ère Tony Blair. Quelqu’un de ses ministres et conseillers ont écrit leurs mémoires. Mais ce sont de ternes chroniques qui ne visent qu’à régler des comptes et donnent à leurs auteurs, sur la pente glissante vers les oubliettes de l’Histoire, l’illusion d’en être encore partie prenante.
Si le Labour veut rester au pouvoir, il a besoin d’une nouvelle vision, d’une nouvelle histoire à raconter. La gauche, française comme britannique, n’est pas douée pour garder le pouvoir. Les quatorze ans de Mitterrand à l’Elysée ne doivent pas masquer le fait que, depuis 1981, les Français n’ont jamais donné à la gauche le contrôle du Parlement durant plus d’un mandat. La gauche publie peut-être les meilleurs livres mais c’est la droite qui contrôle le destin des nations européennes.
Aujourd’hui, la droite domine partout en Europe. Seuls trois des 27 Etats-membres de l’Union européenne sont contrôlés par la gauche : l’Espagne, le Portugal et la Grande-Bretagne. En Autriche et aux Pays-Bas, la gauche participe à des gouvernements de coalition. Mais la France, l’Italie et l’Allemagne ont des gouvernements de droite. De la Pologne à l’Irlande, de la Suède à la Grèce, la droite est au pouvoir.
Bien sûr, la gauche peut gagner des sièges aux élections municipales et régionales ; elle pourrait même remporter les élections européennes en 2009. Mais il s’agit à de votes de protestation. Trop d’électeurs qui attendraient de la gauche qu’elle réponde à leurs attentes se laissent tenter par le nationalisme populiste ou le protectionnisme démagogique de Die Linke en Allemagne, de la Ligue du Nord en Italie, du Front national ou des militants d’ATTAC en France ou des séparatistes écossais ou flamands. L’islamophobie affichée ou, plus sournoisement, présentée comme une politique de l’identité et de l’immigration, se révèle monnaie payante pour la droite.
La gauche démocratique qui cherche le soutien nécessaire parmi les électeurs pour former un gouvernement doit savoir conquérir le pouvoir en France, en Italie, en Scandinavie et le garder en Espagne et en Angleterre. Ton livre met en évidence les failles du système sarkozyste. Tu te souviens certainement d’un pamphlet de la même eau, intitulé Le coup d’Etat permanent et dans lequel François Mitterrand dénonçait le système gaulliste en 1962. Vingt-cinq ans plus tard, il était devenu plus gaullien que le général mais j’espère qu’il ne faudra pas autant de temps à la gauche pour regagner l’Elysée.
Comme tu le dis à raison : « la gauche n’a pas su, depuis le tournant des années 2000, porter suffisamment une espérance, une crédibilité. Elle conserve des fidélités, elle ne suscite plus d’élan ». Malheureusement, ce constat, qui s’applique à beaucoup de nos camarades du parti socialiste européen et au parti travailliste anglais actuel, n’apparaît que page 282 de ton livre, dans les toutes dernières lignes. Dans ton prochain livre, place le en première page car ce n’est qu’en trouvant comment la gauche peut redevenir crédible que nous pourrons connaître un renouveau semblable à celui que vivent les démocrates aux Etats-Unis.
Tu es l’un des rares socialistes français à bien connaître l’étranger. Ton expérience comme ministre des affaires européennes et ta connaissance de l’Angleterre et des Etats-Unis sont une grande force. Le jour où j’ai demandé à Gerhard Schröder, avant qu’il devienne chancelier, ce qu’il savait de la politique et des hommes politiques des autres nations européennes, il m’avait répondu: « Oh, je laisse tout cela à Oskar (Lafontaine) et à la gauche toscane ». Bien sûr, la politique est avant tout une affaire nationale, et même locale. Mais l’homme politique qui ne connaît que son pays est forcément limité. Surtout dans l’Europe d’aujourd’hui où s’inspirer des réussites d’autres pays devrait être une priorité.
M. Sarkozy a sans nul doute tiré des leçons de l’expérience de Tony Blair ; comme tu le dis très bien, il a cherché à reproduire la magie blairiste. M. Blair est francophone et francophile. Mais le mépris que la gauche française lui a manifesté, ainsi qu’à ses idées réformistes, au moment où nos deux partis accédaient simultanément au pouvoir en 1997, a fait d’énormes dégâts. Les hommes aiment être aimés. La haine – je ne crois pas que le mot soit trop fort – que les socialistes français ont réservée au Labour ces dernières années, est responsable d’un gâchis sans nom.
L’année dernière s’est tenu le premier congrès du Labour depuis vingt ans sans la présence de Tony Blair. Les délégations de partis socialistes européens étaient plus nombreuses que jamais. Il n’y avait qu’un absent. Pas un seul socialiste français n’a daigné prendre l’Eurostar pour participer. En avril, le président brésilien Lula, Michelle Bachelet, présidente du Chili et le nouveau premier ministre australien, ainsi que les deux dirigeantes des partis socialistes suédois et danois sont venus à Londres débattre avec Gordon Brown du renouveau de la gauche. Une fois de plus, pas un socialiste français n’a fait le déplacement.
Faut-il s’étonner que le résultat d’un tel comportement soit que Tony Blair préfère discuter avec Nicolas Sarkozy, qui, pour sa part, s’est intéressé aux réussites britanniques ? Bien sûr, nous avons aussi commis des erreurs. Mais puisque tu écris page 123 que « l’industrie a quasiment disparu » en Grande-Bretagne, sauras-tu m’expliquer pourquoi l’Atlaséco 2008 du Nouvel observateur montre que la part de l’industrie dans le PIB français n’est que de 20,92% en France tandis qu’il est de 26,19% chez nous ?
Ce petit jeu du « Mon pays est plus fort que le tien » n’est pas digne d’une discussion d’adultes. Et ton livre a du moins le mérite de décrire certains succès des années Blair. Tu mets en doute ses convictions européennes mais faut-il te rappeler que ce sont tes amis Arnaud Montebourg, Laurent Fabius et Henri Emmanuelli qui ont jeté à bas la constitution européenne avec leur campagne pour le Non ? La maladie politique transmisible des Noniste socialistes en France est arrive en Irlande avec les consequences qu’on connaît.
Tu écris: « L’antiaméricanisme français – qui touche parfois certains de mes amis socialistes » : seulement « certains » et seulement « parfois » ? Si Obama est élu à la Maison Blanche, comme toi et moi l’espérons, ne va pas t’imaginer que les Etats-Unis s’aligneront sur les espoirs angéliques de la gauche européenne. Nous vivons dans un monde brutal, dans lequel les ennemis de la démocratie et de la liberté se renforcent chaque jour davantage tandis que nous nous querellons sans fin et nous obstinons à nier la nécessité d’un pacte euro-atlantique pour le progrès. Même le Président Chavez a fini par reconnaître que les FARC colombiennes ne sont qu’une bande de narco-trafiquants, assassins et kidnappeurs, ce que les présidents Bush et Uribe répètent depuis des années pendant que la gauche européenne trouve toujours des mots plus durs envers le gouvernement colombien qu’envers les FARC.
J’espère que ton livre sera traduit en anglais et dans d’autres langues européennes. Trop peu de socialistes comprennent comme toi la politique d’autres pays. Le socialisme européen reste monolingue et monoculturel. Chaque parti socialiste demeure prisonnier de sa culture et de ses traditions nationales. Les socialistes français ont des décisions difficiles à prendre cette année s’ils veulent gagner en 2012. Les socialistes britanniques ont aussi des décisions difficiles à prendre si nous voulons garder le pouvoir en 2010. Pourquoi ne pas nous entraider ?
Ton ami.

Denis MacShane