22 February 2010
Ne pas stigmatiser le capitalisme, mais lui opposer des contre-pouvoirs
Jacques Julliard a introduit un débat essentiel. Comme Luther en son temps, il a hardiment placardé ses thèses sur les portes de la cathédrale de la gauche - Libé. Julliard dénonce avec vigueur, propose sans crainte et incarne l’antithèse de la pensée unique. A l’instar de Luther, fondera-t-il une nouvelle religion ? Non. Mais cette réflexion lancée sur l’avenir du socialisme mérite qu’on s’y attache, si tant est qu’elle puisse quitter les terres franco-françaises pour trouver un écho au-delà du Rhin, des Pyrénées, de la Manche et pourquoi pas de l’Atlantique.
D’abord, entendons-nous sur le vocabulaire. L’invocation du républicanisme par exemple, si pertinente en France, sonne creux ailleurs. C’est oublier que les idées sociales-démocrates les plus innovantes sont souvent nées sous des cieux monarchiques : Suède, Norvège, Espagne ou Pays-Bas. Le socialisme français est guetté par l’enfermement dans le paradigme national. J’aimerais que son discours sache transcender les frontières.
Quant au capitalisme, il est vrai qu’il a su s’adapter à la financiarisation de l’économie grâce à une faculté de métamorphose perpétuelle. L’objet de la lutte socialiste n’en reste pas moins le même : détracter le fonctionnement capitaliste pour le faire plier. On veut faire porter aux marchés financiers la responsabilité de l’échec du politique, échec à garantir le financement de l’économie, à lutter contre le chômage structurel, la misère sociale ou encore la montée des extrémismes religieux. Le raccourci sent bon en période électorale. Il y a cinquante ans déjà Harold Wilson, chef de l’opposition travailliste britannique, accusait les «gnomes de Zurich» de dévaluer la livre par leur spéculation. Cela n’a pas empêché la droite de régner en maître sur l’Europe pendant les Trente Glorieuses. Là où la gauche continue de faillir, c’est dans sa mission d’organiser le marché de manière plus équitable.
Pourtant, les pistes de réponses à la financiarisation excessive existent : modifier la structure décisionnelle des multinationales cotées en bourses, redécouvrir la mutualisation, accroître la transparence des flux financiers et la compréhension des risques par les régulateurs, responsabiliser les agences de notation, restreindre l’accès aux marchés des fonds d’investissement domiciliés dans les paradis fiscaux, entre autres. L’idée d’une taxe sur les flux financiers internationaux avance aussi, lentement.
Et que dire de la diatribe ressassée contre le libéralisme, qui n’est pas plus néo qu’il y a vingt ans ? Jadis, on aurait appelé socialisme d’Etat le régime dans lequel l’entité étatique prélève plus de la moitié des revenus nationaux et régule des pans entiers de la société et des comportements individuels. Pendant les «trente inglorieuses» (depuis 1980), le néolibéralisme érigé en culte s’est paradoxalement accompagné d’une emprise croissante de l’Etat sur l’économie et la société. L’Etat de droit a avancé, les injustices ont reculé et le bien-être matériel s’est accru dans les sociétés occidentales. La gauche n’essaie pas de dépasser ce paradoxe pour proposer des réponses originales ; elle préfère s’enfermer dans l’accusation idéologique.
Au demeurant, à trop incriminer le capitalisme financier, nous restons aveugles face à un capitalisme autrement plus destructeur, le système par lequel l’autoritarisme communiste fusionne avec l’accumulation capitalistique. Cette alliance - qu’Orwell aurait baptisé «ComCap» - est le nouveau moteur de l’histoire en Chine. Des millions d’ouvriers sont enfermés dans des camps de travail dignes de l’ère stalinienne, les accidents industriels ne se comptent plus, les paysans quittent massivement leurs terres ancestrales pour le travail en usine. Et en même temps, des centaines de millions d’hommes et de femmes chinois commencent à échapper à la pauvreté. La production des chaussures, appareils photos et autres téléphones portables destinés à satisfaire nos besoins constitue le plus grand programme antipauvreté jamais créé.
Face au ComCap, que répond la gauche ? Elle fredonne un refrain protectionniste et antimatérialiste qui laisse la voie libre au président Sarkozy et à ses envolées lyriques sur le rôle crucial de l’Organisation internationale du travail. Comme chez moi, la droite offre l’utopie d’une régulation sociale globale en prenant soin de démanteler la protection sociale. Cette nouvelle droite a abandonné son attachement au néolibéralisme débridé de l’ère Reagan-Thatcher. Le conservateur David Cameron se pose en héraut des politiques éco-sociales. Pendant que la gauche stigmatise, la droite avance ses pions et nourrit son offre électorale.
Néanmoins, partout en Europe, une saine discussion sur l’avenir de la gauche semble éclore. Récemment Andrea Nahles, secrétaire générale du SPD allemand, s’est associée à la réflexion menée à Londres par des représentants de la gauche européenne venus de dix-neuf pays pour réfléchir aux bases d’un projet de société juste (The Good Society Project). Henri Weber a raison : l’internationalisme est le futur du socialisme. Mais cela exige de poser des questions qui fâchent. Dans le cadre de cette conférence londonienne, un socialiste roumain, Christian Ghinea, a expliqué les bienfaits du dumping social pour les salariés de son pays. Les rémunérations versées par les entreprises délocalisées ont permis d’augmenter le revenu local médian de 75% entre 2005 et 2008. On peut voir les délocalisations comme un crime capitaliste perpétré contre les travailleurs mais cet argument controversé place la gauche face à ses incohérences.
La tâche qui nous attend n’est pas de rétablir des barrières à l’investissement et au commerce mais de construire des contre-pouvoirs pour éviter l’exploitation des travailleurs. Cessons de compter benoîtement sur Fiat ou Siemens ! Malheureusement, l’empereur syndicaliste est nu, ce que nos partis sociaux-démocrates rechignent à admettre. Pire, l’empereur ne souhaite pas se rhabiller. Base émaciée, manque de représentativité, rivalité fratricide ; les maux sont connus mais les remèdes non administrés. Tant que les syndicats ne porteront pas massivement la voix de tous les citoyens, - salariés du secteur privé, travailleurs indépendants et chômeurs inclus -, les revendications des fonctionnaires seront perçues comme des implorations corporatistes coûteuses.
L’Union européenne n’a jamais été un projet socialiste - même si les conservateurs britanniques pensent l’Europe comme un continent contrôlé par Karl Marx - et la direction prise au niveau européen n’est que le reflet grossi des agrégats politiques nationaux. Il n’en demeure pas moins que les solutions aux doutes qui nous occupent ne peuvent se trouver que dans l’édification permanente d’une gauche européenne et internationale. De façon ingénue, le philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson écrivait : «La seule façon d’avoir un ami, c’est d’en être un.» Ingénu ou lucide ? Cessons de projeter nos fantasmes idéologiques sur le monde ou d’exercer stérilement la rhétorique de la dénonciation et poursuivons ensemble nos aspirations progressistes.